Absinthe : de la montée en flèche à la proscription

Ce qui a lancé l’absinthe c’est la colonisation de l’Algérie par la France. Dès 1830, il était en recommandé aux soldats de mettre quelques gouttes d’absinthe dans leur eau pour la désinfecter. L’armée croyait dur comme fer aux vertus antiseptiques de l’absinthe. Il faut dire que depuis la nuit des temps, la plante était connue pour soigner un peu tout et n’importe quoi. 

Le lancement de la fée verte 

Peu à peu les soldats ont amélioré le rituel de consommation de l’absinthe, s’inspirant sans doute de celui du thé à la menthe. On en verse dans un grand verre, on fait goutter de l’eau fraîche par dessus, et on ajoute du sucre. Faire goutter l’eau permet de dissoudre le sucre lentement dans l’Absinthe et de bien mélanger les saveurs. L’absinthe est consommée en fin de journée, histoire de décompresser. On ne dit pas c’est l’heure de l’apéro mais c’est l’heure verte.

Rentrés en héros d’Algérie, les soldats font découvrir aux civils français ce délicieux apéritif, si rafraîchissant et si enivrant : et la mode fut lancée.

Au départ, l’absinthe était une boisson plutôt chère, réservée à une cliente fortunée. On pouvait la boire à Pontarlier et dans les cafés des grands boulevards de Paris. Un des plus connu, situé sur le boulevard des Italiens, est le café du Helder. Ouvert en 1853 le Café du Helder,  était à la fois fréquenté par des employés, des hommes d’affaires, des intellectuels et des militaires. C’est l’effet boule de neige, les artistes s’emparent du rituel : poètes, peintres, écrivains, tous sont inspirés par la fée verte.

L’artiste Charles-Paul Renouard qui réalisait beaucoup d’illustrations pour la presse, a créé une gravure représentant 3 gros bonhommes, probablement militaires, attablés au café du Helder devant leur verre d’absinthe. L’illustration est parue dans le volume 78 du Harper Magasine de 1889.

Charles- Paul Renouard - Harper's Magazine, 1889, vol LXXVIII, page 691
Charles- Paul Renouard – Harper’s Magazine, 1889, vol LXXVIII, page 691

Durant le second Empire (1852 – 1870), la consommation ne cesse de grimper. L’Absinthe devient l’apéritif principal consommé en France avec une part de marché de 90%.  En 1874 la production annuelle passe à 700.00 litres.

En 1878 Pernod Fils fait construire une nouvelle usine beaucoup plus grande au bord du Doubs. La nouvelle usine dispose d’un embranchement ferroviaire ce qui lui permet d’être livrée rapidement de vins du Languedoc dont l’alcool était utilisé pour la distillation de l’absinthe. L’embranchement ferroviaire servait également aux expéditions des bouteilles d’absinthe. Même si la France reste le principal lieu de consommation de l’absinthe, Pernod Fils exporte sa production dans les quatre coins du monde et notamment dans les régions lointaines où les soldats français se sont battu, armés de leur remède miracle : l’absinthe.

Les wagons de Pernod Fils à Pontarlier
Les wagons de Pernod Fils à Pontarlier

De nombreuses distilleries voient le jour : on en compte une bonne vingtaine à Pontarlier tant-dis que Jules-François Pernod (cf les origines de l’absinthe) se met aussi à la production d’absinthe à Montfavet dans le sud de la France. Du fait de l’augmentation de la production, les prix commencent à baisser. Parallèlement­, le nombre de débit de boissons augmente de façon drastique suite à la loi du 17 juillet 1880 qui rend leur ouverture possible sur simple déclaration.

Pernod Fils est toujours le plus réputé pour la qualité de son absinthe. Malheureusement des contrefaçons et des absinthes de mauvaises qualités arrivent sur le marché à la fin du second empire, provocant des ravages. Ces absinthes sont destinées aux populations les plus pauvres qui avalent leur verre debout dans des établissements douteux.

Ces absinthes sont un mélange d’absinthe avec de l’alcool de mauvaise qualité, voire pire. On est bien loin des procédés de distillation de Pernod Fils. L’absinthe devient moins chère que le vin et la consommation s’envole : 305 000 hectolitres d’absinthe sont bues en France en 1907. En 1913 on pète tous les records avec 400 000 hectolitres d’absinthe par an.

Interdiction de l’absinthe

Evidemment, une telle situation ne pouvait durer. Des ligues antialcooliques entament des campagnes pour interdire la fée verte. Elles sont soutenues par des médecins, l’Eglise, mais aussi les producteurs de vin dont la consommation ne cessait de diminuer.

Figurez-vous que c’est un sénateur de Pontarlier qui fit une première proposition de loi pour lutter contre l’alcoolisme : le docteur Philippe Grenier.

Philippe Grenier, docteur en médecine, s’est converti à l’islam suite à un voyage en Algérie. Il fut le premier député musulman de France. Il était au départ très apprécié en tant que médecin mais sa lutte conte l’alcoolisme lui a coûté son siège, étant donné que l’absinthe de Pontarlier faisait vivre la majorité de son électorat.  Le docteur n’était pas le plus virulent, il souhaitait taxer l’alcool afin de financer l’armée dans un souci de défense nationale.

Les producteurs de vin et la Ligue Nationale Contre l’Alcoolisme attaquaient beaucoup plus fort en affirmant que la fée verte rendait fou. La vigne française avait été ravagée par le phylloxera, ce qui avait permis à l’absinthe de piquer des parts de marché au vin, ce qui avait passablement énervé les vignerons bien décidés à prendre leur revanche.

Les opposants à l’absinthe mettaient en cause, la thuyone une molécule aux propriétés neuroconvulsivantes que l’on trouve dans la plante. En vérité c’est plutôt la quantité d’alcool ingurgité ainsi que sa mauvaise qualité qui rendaient les gens fous. Il semblerait en effet que la teneur en thuyone contenue ne pouvait la rendre dangereuse.

Le péril vert
Source Musée de l’Absinthe

Il n’empêche, Ligue Nationale Contre l’Alcoolisme lance une pétition en 1906 dans laquelle elle affirme que l’Absinthe rend fou et qu’elle tue chaque année des milliers de Français. A grands coups de meetings, de publication dans la presse, d’illustrations alarmistes, la Ligue attaque.

Même si les taxes sur l’absinthe rapportaient beaucoup à l’état,  celui-ci était conscient du problème de santé publique dont la fée verte était en grande partie responsable, dans la mesure où c’était l’alcool le plus consommé en France.

A noter que de l’autre côté de la frontière, le combat est le même. Vignerons et Ligue antialcoolique se démènent pour faire interdire la «morphine des gueux». Aidés par un fait-divers sanglant, l’Absinthe est interdite en 1906 en Suisse.

En 1905 un vigneron de Commugny a en effet massacré toute sa famille. Amateur d’absinthe depuis son service militaire, Jean Lanfray tue au fusil sa femme enceinte et ses deux enfants. Son procès a fait grand bruit. Il semblerait que l’assassin  aurait bu plus de vin que d’absinthe mais il n’empêche, l’occasion est trop belle pour démontrer les méfaits de la fée verte.

Si la colonisation de l’Algérie a permis de lancer la fée verte, c’est la première guerre mondiale qui sonna son glas. Pas question d’envoyer au front des bataillons alcoolisés.

Le 16 mars 1915, l’absinthe fut interdit en France. Il faudra attendre 2011 pour qu’elle soit à nouveau autorisée en France.